Ce blog est le support de la "recherche action" menée par la Fédération nationale de l'agriculture biologique depuis 2011, par et pour les paysans bio, pour penser et proposer les modèles conceptuels d'une "nouvelle économie de l'AB" en action.

mercredi 31 mai 2017

Archipels et Abbayes nourricières dans le pays des corons


La visite commence ou finit toujours aux 11-19. Les puits de mémoire du bassin minier de Lens – Loos en Gohelle aux pieds des plus hauts terrils. Au total, 250 km de profondeur cumulée, plus de 100 000 km de galeries creusées à la pioche et au marteau piqueur … Histoire de rappeler cette évidence enfouie d’une géographie sociale incontournable ici, qui explique bien des choses plusieurs dizaines d’années après la fermeture du dernier puits. 


A commencer par l’occupation – légale – de la « maison de l’ingénieur » à la limite des deux villes, entourée des corons, des écoles et des églises. Audrey Chaillan, animatrice de la « Micro ferme servicielle » de la Gohelle[1], nous fait la visite : portes ouvertes, musiciens en répétition, petite épicerie en plein air, exposition de photos et employés en insertion au travail sur ces bacs en pleine terre dans le jardin de la maison du notable. « C’est cette mentalité d’un travail sacrificiel lié à une collectivité qui devait tout prendre en charge en retour qui imprègne encore la vie des gens » nous rappelle Dominique Hays, responsable des « Anges gardins », association animatrice des jardins d’insertion, membre du réseau Cocagne. On comprend mieux le sens du projet de cet « archipel » nourricier constitué d’ilots de verdure au milieu de la ville. Et déjà 4 nouveaux jardins à vocation nourricière qui vont bientôt rejoindre celui de la maison de l’ingénieur. 

Un esprit de (re)conquête pour ces tenants du « aide toi et Jean-François Caron t’aidera », le maire « complice » de Loos-en-Gohelle, qui a déployé son dispositif du 50/50 (fifty-fifty en bon chti), pour ce que les habitants amènent comme projets et que la collectivité abonde. Plus question de sacrifice ici mais bien d’une réappropriation collective du territoire et de ses potentialités surfaciques. Dans une chaleur inhabituelle (voire ?) du moi de mai dans le Nord, nous voilà donc partis avec ces aventuriers du « do it yourself (ou recréation en bon français) » en petite équipe le long des « cavaliers », ces anciennes petites voies ferrées qui acheminaient le charbon aux gares, à la recherche de nouvelles terres arables (une future « riviera comestible » pour ces adeptes des analogies métaphoriques). Bon ce ne sera pas pour tout de suite sauf à imaginer reprendre les alentours de l’immense salle des pendus, monument classé et abandonné, où les mineurs suspendaient leurs vêtements avant de s’engouffrer dans le puits à plusieurs centaines de mètres de profondeur par près de 50°.

La découverte de l’Amérique

Dominique Hays se souvient alors de son voyage aux Etats-Unis d'Amérique au début de cette aventure collective qui l’a amené à penser (panser ?) la question alimentaire là où il est né. « Nous avions rendez-vous dans Lower Manhattan avec mon contact. Il était passé midi et je lui demande si on allait manger avant d’aller voir ce fameux jardin en pleine mégalopole, il me répond qu’il à peine à 5mn de là… j’étais passé devant sans le voir ! et il y en avait plein, partout, impossible de les repérer sans avoir la conscience qu’ils étaient bien là, en pleine ville » (cf. le Liz Christy Community Garden créé en 1973 ci-contre). Le découvreur (« pas spécialement américanophile » me précise t-il) se fait passeur et invite une délégation de compatriotes à venir voir de leurs propres yeux. « Beaucoup sont revenus en France avec une vision  uniforme et institutionnalisée du jardin d’habitants en oubliant leur grande hétérogénéité de forme mais surtout leur vocation nourricière ». Un mal semble t-il bien français qu’ont connu d’autres importations d’expériences participatives nord américaines, forcément très éloignées du système politique « communautaire » d’outre-Atlantique (cf. l’exemple de la police communautaire de la ville de Chicago en rupture avec le « paternalisme public » à la française).

Cette dialectique forte entre création et institution est au cœur de la démarche associative que mène Dominique et ses (nombreux) partenaires et amis dans le Nord depuis plus de trente ans. Quelle distance et quels liens entre un projet citoyen – autonomiste - et la responsabilité et délibération des élus des collectivités ? Il a fallu apprendre et comprendre des expériences réussies et de celles qui séparent parfois les gens, les amis. Des militants créateurs ne sont pas toujours ceux qui doivent prolonger l’aventure quand les enjeux de gestion et de développement deviennent prépondérants. Des élus pionniers ne sont pas toujours ceux qui doivent poursuivre les projets quand ils ne sont plus irrigués par la force et le désir citoyen. Pour autant, pas de ruptures définitives ici, dans le Nord, toujours une continuité, des entrelacements entre les personnes, leurs histoires, au service d’un Territoire qui doit revivre par lui-même. A 100 km de là, plus au Nord, nous quittons la géographie marine d’un bassin minier pour celle, humaine, d’une nouvelle histoire médiévale en milieu rural.

Un territoire qui se mange

Le projet de l’écopole alimentaire dans le territoire de l’Audruicq, entre Boulogne et Calais, est une belle illustration de cette dialectique créatrice du territoire projet. D’ailleurs Dominique Hays, ci-dessous, dessine tout le temps, il dessine des schémas sur son cahier de feuilles kraft, des paysages mouvants où l’on devine des fermes, des routes, des villes, des flux. Et des Abbayes, de celles qui ont « résisté aux invasions barbares ».

En tant que directeur de l’écopole alimentaire[1], composé de plusieurs outils juridiques, il dirige une quarantaine de collaborateurs sur un site bio extraordinaire négocié avec la communauté de communes de la région d’Audruicq, 26000 habitants, qui a investit 3 millions d’euros (dont 30% directement, le reste avec la Région et l’Europe et des fondations privées) pour voir fleurir un jardin d’insertion, un restaurant d’insertion, un atelier de transformation aussi multifonctionnel qu’un couteau suisse, des lieux de rencontre, bientôt l’installation de maraichers, l’arrivée de chevaux locaux pour de la traction animale etc. Comment un tel projet a-t-il pu intéresser les élus locaux ? La question alimentaire est située au cœur du projet intercommunal[2] : « L’ambition de ce projet est de rechercher des solutions locales à des enjeux plus larges en termes de développement durable, de création d’activités ou de recherche d’un mieux vivre ! ».  L’identité du territoire est fondée sur une histoire alimentaire passée et présente, le pays de la chicorée et les grandes exploitations intensives du Nord, que l’écopole alimentaire redéfinit aujourd’hui en lien avec d’autres enjeux d’intérêt général propre au territoire: « l’ambition est d’accompagner les initiatives d’intérêt public, au service de tout le territoire, reposant sur l’alimentation (production bio, insertion, éducation, emploi…). » A mille lieu du territoire replié sur lui-même, il s’intègre à d’autres comme avec le projet européen Ad-in[3] franco-belge de stratégie d’accès à l’alimentation durable pour tous, et en particulier pour les personnes les plus vulnérables.

Violence économique et environnementale, instrumentalisation politiques, malbouffe… voilà les invasions barbares d’une modernité toujours plus excluante que ces « abbayes refuges » essaient de combattre, pour Dominique Hays, responsable de ce Pôle territorial de Coopération Economique (PTCE) :  « on ne peut pas se contenter d’insérer les personnes dans des « espaces de reconditionnement au travail », il faut interroger le tissu économique sur la place qu’il leur accorde là où leurs compétences peuvent être reconnues, manutention, logistique, vente, restauration etc. L’économie peut s’adapter aussi aux gens ! »

Ce jour là, en cette fin de matinée ensoleillée, des employés préparent les betteraves pour les prochaines soupes à transformer (que faut-il faire des fanes ?), les paniers sont déjà partis dans les points relais, l’atelier de transformation est déjà propre et le couscous (version du nord) prêt à être dégusté. Une seule ombre au tableau. Ces tracts du front national illégalement introduits dans les cases de la machine à distribuer des produits bio locaux sur l’espace de covoiturage en face de l’écopole. Ils nous rappellent cette réalité politique, révélatrice des réalités sociales et économiques qui touchent si durement cette région. On espère que les abbayes et les archipels alimentaires tiendront.

Julien Adda, mai 2017

voir par ailleurs la vidéo de la conférence: "Changer le travail pour faire face au chômage" du 6 avril 2017


 

jeudi 2 février 2017

La bio pourra t-elle résister à une logique déflationniste?

Le magazine Linéaires a publié une enquête sur les prix du bio en grande distribution ("le vrai prix du bio" janvier 2017). En soulignant la dynamique du secteur, le magazine s'interroge et constate que le bio ne s'est pas encore "conventionalisé" : "Mais qu’en est-il des prix ? Un tel engouement a-t-il réduit l’écart avec les produits conventionnels ? La réponse est… non. En moyenne, un produit bio est vendu 64% plus cher que son équivalent conventionnel."

 Rien de neuf dans l'accroche journalistique, la question du niveau des prix du bio est placée au cœur de son changement d'échelle dans une vision classique de l'économie notamment agro-alimentaire sur fond de guerre des enseignes (qui est le moins cher?). Cette dernière a pourtant a fait le constat public des effets délétères de la spirale déflationniste qui hypothèque son avenir.

Faut-il dès lors attendre du bio qu'il entre lui aussi dans la spirale au nom du consommateur? Que peut-on dire des marges des intermédiaires (transformateur, distributeur) sur les produits bio? Une fois encore, l'enjeu du changement d'échelle est bien de sortir des schémas de pensée conventionnels et de créer le débat avec toutes les parties prenantes sur le type de relations sociales que l'on souhaite pour le développement des filières bio en gardant en tête la rémunération du producteur et le lien avec le consommateur.

Le prix du bio, un enjeu qui dépasse la seule filière bio

Nicolas Bouzou, économiste, directeur fondateur de l'institut Asteres, a présenté sa nouvelle étude en novembre dernier à l'occasion des rendez-vous Natexbio de Lille. On apprend ainsi que la croissance record du secteur (+18% en 2014, +15% en 2015) est en train de générer l'économie bio de demain:

 N.Bouzou le 9 novembre à Lille (natexbio)

"Les transformateurs bio connaissent une phase de mutation exceptionnelle avec des investissements records (+80% en 2014 et +50% en 2015), des gains de productivité historiques (hausse de 40% de la productivité en trois ans) et des taux élevés de lancement de nouveaux produits (53% des entreprises de l’échantillon ont lancé un produit dans l’année). Cette mutation considérable du tissu productif bio dans l’agroalimentaire implique une évolution structurelle des entreprises : les taux de marge s’améliorent (de 2,8% en 2013 à 3,4% en 2015) et la capitalisation augmente rapidement (+10% en 2015)." Déjà en 2015, dans une interview vidéo ("la transformation bio au défi de la croissance"), l'économiste plaidait pour cette économie productive où se jouerait aujourd'hui la réindustrialisation de notre pays : "C'est véritablement un secteur économique (...) peut être que le bio est un plus cher que d'autre type d'achat, en même temps vous avez une qualité supérieur, il faut faire la pédagogie du prix, on voit que les marges sont sous tension, il ne faut pas entrer dans une logique déflationniste qui serait mortifère pour la filière. il faut plutôt expliquer qu'on a besoin d'investir et de sortir de nouveaux produits (...) faire comprendre au client que tous n'est pas gratuit."
L'étude 2016 montre un relèvement des marges des entreprises et notamment des distributeur spécialisés qui accompagnement le développement de la consommation avec l'ouverture d'un magasin bio tous les deux jours en France: "Les  marges  de  la  distribution  bio  spécialisée  sont  en  nette  hausse. Le ratio résultat de l’exercice / chiffre d’affaires s’élevait à 2,1% en 2013 et il a augmenté pour atteindre 3,1% en 2014 et 4,1% en 2015. Ces marges apparaissent comme élevées  si  on  les  compare  avec  les supermarchés  «conventionnels» où le  ratio résultat de l’exercice / chiffre d’affaires est inférieur à 1%." (p.18)
L'auteur rappelle par ailleurs l'étude de l'ISARA de 2012 qui montrait sur trois types de produits (lait, vin, pomme) que la grande distribution avait des marges également supérieures que pour les autres produits (3x plus sur la pomme par exemple, ce qui explique quasiment  la différence de prix). Familles Rurales vient de publier son observatoire des prix 2017 et constate en effet une "guerre des prix" entre marques de distributeurs conventionnelles qui aboutit à une stagnation ou régression des prix sur dix ans. Si les prix en bio (oeufs, lait, jus d'orange) sont bien plus élevés en GMS et hard discount confirmant l'hypothèse de taux de marges supérieurs, l'association de consommateurs constate pourtant "qu'il est possible de trouver du bio moins cher que certains produits conventionnels", preuve que les filières bio sont d'ores et déjà différenciées et pour partie calquées sur un schéma déflationniste. Des constats qui nourrissent les théories de la bifurcation de la bio (les 2 bio) ou même la remise en cause de la crédibilité des produits (importations etc.).

Globalement, au regard du constat sans appel des prix en conventionnels, on aurait donc un marché bio résistant pour le moment à la spirale déflationniste pour plusieurs raisons structurelles comme notamment une croissance de la demande, pas d'effet de saturation de marché, une diversité de circuits de commercialisation et des innovations produits permanentes associant les consommateurs. Les gains de productivité effectivement constatés par l'étude financeraient en retour ces spécificités (innovation, marketing, investissements) plutôt qu'une baisse des prix. Mais, on le voit sur les produits phares de la GMS, la question est posée de plus en plus des écarts de prix entre "bio" et conventionnel au regard des écarts de prix au sein même de la bio. Ainsi, un responsable d'organisation économique de producteurs bio expliquait récemment comment un fabricant d'oeufs bio "fabriqués en France" lui demandait de s'aligner sur le prix d'aliments d'origine extra communautaire sans que cela ne garantisse une différence de prix pour le consommateur au final. Le 1er février 2017, l'OP laitière bio Seine et Loire a publié un communiqué pour dénoncer les promotions entre enseignes qui tirent les prix vers le bas et menace une filière encore en devenir. La sonnette d'alarme est tirée.

Quelles alternatives à la spirale déflationniste? Des filières agricoles équitables

Le débat sur l'économie de la bio est donc un débat de société. Quelle économie voulons nous pour quelle rémunération du travail, des investissements, des externalités de la production bio? La FNAB a travaillé en partenariat avec la Plate forme française du commerce équitable (PFCE) le 8 décembre 2016 sur les filières équitable en France ("pour plus d'équité dans les filières agricoles").

Plusieurs exemples ont été donnés de construction de filières à partir du juste prix du produit: Biocoop avec sa filière "ensemble avec les producteurs" ou encore Système U avec son partenariat contractualisé avec Les porcs bio de France ou encore l'entreprise Biolait.

Le distributeur peut ainsi afficher une transparence des prix et des marges sur ses produits contractualisés:

Dans ces deux cas, on a bien l'idée que les pratiques commerciales entendues au sens large (jusqu'à l'accompagnement technique de la filière) font l'équitabilité indépendamment des intentions affichées ou supposées des acteurs. Pour Biocoop, ou encore Biolait, on parle d'un acte politique ("voter avec sa fourchette") qui associerait les parties prenantes des producteurs aux consommateurs. Évidemment cette construction à un "prix", celui de notamment de l'origine France, de critères de production avancés et de l'organisation collective de mise en marché (avec pratiques de mutualisation des fermes).
L'enjeu des prix "du bio" est éclairant des tensions extrêmes d'une filière agro-alimentaire au bout d'une logique de guerre des prix aux conséquences désastreuses pour tous les acteurs. Engager la guerre des prix pour capter les parts de marchés "coûte que coûte", c'est porter une responsabilité lourde aujourd'hui pour l'avenir de filières bio encore minoritaires et issues de constructions politiques originales, incluant les consommateurs dans un nouveau contrat social. Rappeler cette responsabilité aux enseignes et industriels n'élude évidemment pas celle des acteurs de la filière sur les gains de compétitivité prix dans le respect des équilibres de valeur ajoutée, ni celle des pouvoirs publics dans la régulation des filières, leur développement au plus près des initiatives territoriales et leurs volontarismes pour des politiques enfin efficientes autour de l'alimentation sociale (dont la restauration collective).