Ce blog est le support de la "recherche action" menée par la Fédération nationale de l'agriculture biologique depuis 2011, par et pour les paysans bio, pour penser et proposer les modèles conceptuels d'une "nouvelle économie de l'AB" en action.

jeudi 30 juin 2016

le changement d'échelle de la bio (2): qu'est-ce que la démocratisation "du bio"?

Dans ce moment sans précédent de croissance de la bio, les producteurs - l'amont - rappellent l'enjeu de structuration collective des filières bio contre l'économie "tel qu'elle va" (des prix production qui baisseraient forcément, une surproduction inéluctable, bref une logique déflationniste pour les producteurs mais pour les distributeurs). Ils réaffirment plus ou moins explicitement l'importance des valeurs coopératives et du besoin de conversion aussi des esprits en matière de comportements économiques des acteurs. Pendant ce temps là, les grandes manœuvres ont largement commencé dans l'aval porté par une consommation nettement en hausse sur "le" bio.

Sur  le site d'un conseil en stratégie économique, on peut lire en introduction d'une étude récente (juin 2016) " Distribution des produits alimentaires bio en France. Ambitions stratégiques des leaders, nouveaux circuits : quelle redistribution des cartes ?" : "Les magasins spécialisés ont connu une année exceptionnelle avec de très nombreuses ouvertures de points de vente. En conséquence, les chiffres d’affaires des principales enseignes ont progressé en moyenne de 15 à 20%. La grande distribution a également vu ses ventes de produits biologiques progresser de +9,4% en 2015. Les perspectives prometteuses du marché bio attisent les convoitises des GMS avec des objectifs ambitieux pour certaines. Par ailleurs, les formats de magasins 100% bio testés par les enseignes GMS se multiplient. La grande distribution appuie sur le positionnement prix, notamment porté par les MDD qui se sont beaucoup développées en bio. Au sein des magasins, les produits bio sont en effet en concurrence directe avec les produits conventionnels, et le prix reste donc le principal frein à lever pour développer les ventes. En contre-attaque, les GSS cherchent à se démarquer, par exemple via l’utilisation de labels privés pour mettre en avant une bio plus exigeante que celle proposée par les GMS."

 démocratiser, c'est dépolitiser?

Une analyse confirmée depuis plusieurs mois par la presse économique (Le Figaro 28 mai, 16 mars) qui met en avant l'offensive de la GMS sur le terrain de la distribution spécialisée sur un registre de "dépolitisation" de l'accès au bio: "Comment Carrefour compte-il se différencier de ses concurrents? En mettant particulièrement l'accent sur son accessibilité prix: Carrefour assure être d'ores et déjà 20 à 30% moins cher que les spécialistes sur ses hypermarchés. «On a pour ambition de vraiment démocratiser le bio, dans une approche plus ouverte, moins militante que les spécialistes», grâce notamment à la marque propre de Carrefour, a expliqué Richard Vavasseur. " (Le Figaro 16 mars, «Démocratiser le bio» dans une démarche «moins militante», c'est nous qui soulignons).
On peut donc en déduire que le prix a une dimension politique sur le marché du bio dès lors qu'il est le symbole de l'équitabilité de la filière, une valeur recherchée par les consommateurs parce que cohérente avec leur acte d'achat en bio. D'ailleurs, le chantre du "bio pas cher", Michel-Edouard Leclerc reconnait que l'organisation des producteurs dans une stratégie de compétitivité "hors prix" (qualité, garantie, innovation...) leur redonne précisément un pouvoir économique face à la distribution, laquelle ne serait pas pour autant responsable de ce "rapport de marché" des filières agricoles, il en appelle pour cela aux pouvoirs publics, donc au politique.

On le voit, l'esprit et la lettre de la bio n'échappe pas à ces enseignes qui connaissent les attentes de leurs consommateurs. On découvre ainsi que Carrefour entend relocaliser ses approvisionnements en bio dans une exploitation à la pointe d'une modernité bio, la "permaculture". Sans remettre en cause tout l'intérêt de ces techniques notamment maraichères, on ne peut que relever une communication bien ciblée "dans l'air du temps" pour légitimer son développement sur le secteur des acteurs historiques de la distribution spécialisée. On  ne sait pas ici si l'origine locale et la technique agronomique de quelques références en frais suffira à justifier la commercialisation de milliers de références en MDD dans la même enseigne à un prix "démocratisé". Avec moins de précaution, Michel-Edouard Leclerc réaffirme sa volonté de leardership MDD en valorisant là encore une proposition clairement située sur le secteur spécialisé comme pour ce magasin "bio et italien" à Nice: "Ici aussi l'offre est large (plus de 9000 références) et le magasin claironne d'être la plus grande surface bio de France. Sur les gammes de produits comme sur les prix, le magasin n'a semble-t-il rien à envier à ses concurrents, à commencer par les spécialistes du bio situés à quelques kilomètres de là. Il fait le match, et plus que ça même !".

Dès lors, l'enjeu est bien de savoir si cette offensive sur le secteur historique du développement de la bio (la distribution spécialisée) est vouée à "conventionnaliser" le secteur en important les méthodes et objectifs de la Grande Surface Alimentaire ou bien si elle laisse la porte ouverte à d'autres logiques économiques. Certains pensent, comme Périco Legasse, dans un doute méthodologique de bon aloi, que cette initiative niçoise est prometteuse de ce point de vue. La question du prix "juste" sera au cœur des agencements marchands (voir article précédent du blog) à trouver entre les acteurs de la production et ceux de la distribution.

démocratiser, c'est re-politiser?

Le journal du dimanche nous apprend dans un récent article sur les halles alimentaires à Paris qu'un des nouveaux slogans de la marie pourrait être "Du bio pour tous". Une délibération en ce sens lors de la prochaine assemblée municipale, les 4, 5 et 6 juillet devrait avoir lieu.

Afin de tenir "un engagement de campagne" (l'alimentation serait un enjeu de santé publique...), on apprend qu'un élu du groupe communiste, Nicolas Bonnet, a fait une proposition de création d'un "nouveau dispositif", baptisé "Les 4 Saisons solidaires", visant à "promouvoir le droit à une alimentation saine et accessible". Concrètement, il s'agit d'installer des "halles alimentaires" dans Paris, c'est-à-dire des magasins parapublics, tenus par des prestataires extérieurs aidés par la Ville, "dédiés à l'alimentation durable" et ouverts à tous.

La délibération, dont le JDD dévoile la teneur dans son article, précise : "que ces futures halles alimentaires vendront des "produits issus des circuits courts, solidaires du producteur – rémunéré à un juste prix – et des consommateurs, sans distinction sociale". On y trouvera donc des produits, bons et pas chers, bio ou provenant de l'agriculture dite "intégrée" ou "raisonnée" : fruits et légumes, produits laitiers, viande, poisson, épicerie…" (c'est nous qui soulignons). Le prix "juste" donc au cœur de cette proposition d'économie publique - privée en vente (presque) directe. On apprend ainsi que l'élu serait parti du constat que "l'offre en bio est abondante à Paris (Biocoop, Bio c'Bon, Naturalia…), mais réservée à certains quartiers et à des catégories de populations aisées. Or, selon l'Inserm, 6,3 % des ménages parisiens et de petite couronne vivent en "insécurité alimentaire". Autre chiffre : le coût du panier moyen à Paris est de 466 euros, contre 410 euros en France, selon UFC-Que choisir. Pour faire baisser les prix, plus élevés dès lors qu'il s'agit de bio, un rapport de l'Inspection générale de la Ville de Paris (IGVP) préconise notamment la disparition des intermédiaires (circuit court) et des loyers modérés (200 € le m2 rue Bichat)."

La première halle qui doit ouvrir rue Bichat dans le 10ème au rez-de-chaussée d'un immeuble neuf de logements sociaux de Paris Habitat, remplacera le projet d'ouverture d'un Monoprix dont un collectif d'habitant ne voulait pas. Une société d'économie sociale et solidaire qui se substitue à une enseigne spécialisée sur le "premium bio" dans la même rue où Augustin Legrand a ouvert son restaurant bio "le Bichat" :"McDo, c’est le modèle à abattre ; on veut créer un contre-modèle. On cuit tout en bocaux dans un autoclave ; ça fait baisser le prix de revient et il n’y a pas besoin d’extraction. A terme, on va essayer de travailler avec nos propres produits, avec nos propres jardins. Notre but est de maîtriser toute la chaîne, donc les coûts. Ici, tu peux venir à n’importe quelle heure, tu vas pouvoir manger vite sans que ça te coûte cher (...)".

Deux exemples de la rue de "la bio pas chère mais au prix juste" dans le 10ème arrondissement qui montrent, clairement, que l'économie du projet, notamment des liens amont-aval, rural-urbain, compte plus que le seul projet de l'économie.


le changement d'échelle de la bio en question (1) : l'économie est une affaire politique

Les chiffres sont là. incontournables. Entre 2014 et 2015, le marché bio aurait "explosé" puisqu’il affiche une croissance de +14,7 %, avec une augmentation de 9% de producteurs bio (200 fermes par semaine), soit +23 % de terres bio. Il s’agit-là, selon l’Agence Bio, d’un “essor sans précédent. Et cette croissance s’intensifie début 2016. Le marché de la Bio a atteint en 2015 un total de 5,76 milliards d’euros, au-delà des premières prévisions à 5,5 milliards”. Cette réussite est notamment liée à la vente des produits bio que l’on trouve aussi bien en grandes surfaces, en magasins spécialisés que chez les producteurs et au succès de la vente en vrac.

On retrouve bien là le cadre historique de la bio ou la diversification des lieux de commercialisation qui ont évité, jusqu'à présent, qu'un seul acteur (la GMS?) décide du développement de la bio, de son référencement ou déréférencement en fonction des attentes supposés du marché (un épisode fâcheux en Grande-Bretagne il y a quelques années...). 



Fort de l'effet conjugué des aides PAC, de la crise agricole conventionnelle et d'un marché porteur, les producteurs bio comme les acteurs historiques de l'aval sont enfin confrontés à une nouvelle étape du changement d'échelle de leur filière après quelques années de lente progression voir stagnation  en tout cas du nombre de producteurs bio en France (2012-2014). L'occasion - réelle - de répondre aux questions posées par la recherche action de la FNAB lancée en 2011 par l'interpellation de Philippe Lacombe (voir la vidéo supra) sur la capacité de "nourrir les villes" en imposant les normes, valeurs et techniques de la bio dans une logique de succession réussie après l'échec d'une agriculture conventionnelle à bout de souffle.

On va où? "crise de croissance" et prophéties auto réalisatrices" appellent la réaffirmation des valeurs et pratiques coopératives contre l'économie tel qu'elle va

Le développement de la bio est inscrit comme un objectif central du réseau FNAB depuis notamment la plate forme "osons la bio" de 2012 qui fixait à 20% la SAU bio en 2020. Un objectif quantitatif qui détermine un horizon stratégique du changement d'échelle selon une analogie au principe de Pareto où 20% des causes (la bio) produirait 80% des effets (la transition écologique de l'agriculture). Dans son plan Ambition bio 2017, le ministre de l'agriculture, Stéphane Le Foll, a inscrit  un objectif de doublement des surfaces sur la mandature (de 4 à 8%) en ne cessant de brandir le spectre d'une chute des prix si les filières n'étaient pas organisées. Un message constant depuis 2012 en guise d'avertissement alors même que le marché de la consommation était en hausse sur toute la période.

En 2015-2016, la barre des 5% de la SAU vient d'être franchie et déjà une crise de croissance est perçue par certains opérateurs "historiques" qui s'interrogent sur le risque de chute des prix dans les filières bio principalement concernées par cette arrivée des volumes (céréales, lait).
Ce fut l'objet du débat de la fédération "lait Bio de France" en mars mettant en évidence des impératifs d'accompagnement des producteurs et de régulation nationale via les organisations économiques en lien avec les prérogatives étatiques. En attendant, la presse économique ne peut que constater que "La filière de lait biologique française résiste quant à elle mieux à la crise, soutenue notamment par une auto-régulation de ses producteurs et une demande soutenue. Le prix payé à l'éleveur avoisinait l'an passé les 450 euros la tonne de lait, contre 288 euros en conventionnel."
Mêmes enjeux précisés par exemple par Coop de France sur l'organisation économique des filières végétales: "Christophe Lecuyer appelle finalement les futurs producteurs convertis à « s’inscrire au sein de filières organisées, afin de ne pas déstabiliser un marché encore fragile et en plein essor. La demande est là, à nous d’organiser le marché pour le protéger des fluctuations spéculatives auxquelles est confrontée la filière conventionnelle. »" En clair, les céréaliers convertis sont invités à ne pas reproduire un fonctionnement d’opérateurs spéculatifs isolés sur les marchés "spot", sortir de l'instant présent pour rejoindre une organisation collective et planifiée des filières bio.

Malgré ses différences, le monde de la production entend bien sortir de la prophéties auto réalisatrice de la "chute des prix" qui pourrait fort bien satisfaire les opérateurs de l'aval et donner raison aux inquiétudes ministérielles... Vous voyez, on vous l'avez bien dit!  Pour autant, "l'esprit sain" de la bio ne pénètre pas seul les convertis. Il faut un réel accompagnement pour réussir cette acculturation des nouveaux producteurs à une logique technico-économique de la production bio composant des obligations agronomiques (rotations longues, fertilisation organique, diversité des assolements, lien au sol etc.) avec une mise en marché forcément coopérative plutôt que concurrentielle. Cette structuration des filières appelle un renforcement des moyens d'accompagnement pour tous les réseaux, un enjeu de politique publique au moment où l'Etat fait défaut sur ses crédits "anim bio" dans certaines régions, où les Conseils régionaux annoncent des baisses importantes de moyens  et que les Conseils départementaux remettent en cause leur capacité de financement pur cause de loi Notre.

Les producteurs du réseau FNAB ont ressenti ce besoin de clarifier un peu plus l'actualité du projet de la bio dans cette nouvelle phase du changement d'échelle en adoptant une Charte des valeurs lors de leur AG du 5 avril 2016. On y retrouve, pour la partie "économie équitable dans les territoires", le rappel de principe d'action comme des relations commerciales équilibrées et à visée équitable entre les parties prenantes, négociées si possible à l'échelle de territoire de projets coopératifs. On a bien à faire à "nouveau mouvement social économique", un projet de société alternatif qui entend remettre en cause l'ordre social, à savoir ici une économie agricole qui situe la valeur ajoutée à l'aval de la filière et fragilise structurellement les producteurs en appelant à chaque fois la contribution publique à la rescousse. Ce principe qui veut que l'économique est bel et bien politique et constitue un projet de société en soi est dénoncé pourtant par un syndicat agricole comme la Coordination rurale: "Toute personne est libre et responsable de ses engagements politiques, mais la CR estime que les responsables agricoles ne doivent pas utiliser leur fonction pour promouvoir des idées qui touchent à ce domaine privé, et encore moins tenter d’enfermer les producteurs bio dans un projet qui excède largement les débats sur l’agriculture biologique. " Les producteurs bio de la FNAB n'ont pourtant appelé à voter pour aucun parti politique en particulier.
  
Extraits de la Charte FNAB:



Les agrobiologistes et leurs partenaires souhaitent construire des filières innovantes, territorialisées, durables, et équitables afin de donner l’accessibilité, pour toutes et tous, à des produits de haute qualité nutritionnelle et organoleptique.

 Des filières qui s’attachent à partager, sur un territoire, un projet commun entre des acteurs parfois très différents, afin de valoriser, toutes les dimensions de l’agriculture biologique, à savoir la rémunération économique mais aussi les valeurs environnementales et sociales : vivre de son métier dans des conditions sociales valorisantes pour l’agriculteur mais aussi ses salariés s’il en a.



Pour cela nous devons :



1- Construire une nouvelle culture agro-alimentaire basée sur la coopération entre acteurs. Les relations commerciales doivent se faire dans le respect de l'équité entre tous les acteurs (producteurs, transformateurs, distributeurs, fournisseurs, consommateurs) en circuits longs comme en circuits courts.



2- Promouvoir une contractualisation équitable pour une construction durable et cohérente des filières. Les équilibres doivent être recherchés entre le développement des productions animales et végétales.



3- Favoriser le partenariat transparent et sincère des acteurs des filières sur de véritables projets de territoire, en lien avec les collectivités locales, notamment des coopérations interrégionales.



4- Travailler à une organisation du marché permettant de pratiquer à tous les échelons de la filière des prix équitables, résultant d’une concertation transparente sur le partage de la valeur ajoutée entre acteurs au sein de la filière. Œuvrer à une juste répartition des richesses.



5- Encourager le développement d’outils de transformation et de filières adaptés aux spécificités des produits bio : variétés non standardisées, volumes spécifiques, grande diversité de productions et de mélanges de produits, etc.

6- Construire une dynamique de développement garantissant la pérennité des fermes bio, des outils économiques et des entreprises, notamment par une cohérence et une complémentarité territoriale.



7- Développer les filières par l'accueil des nouveaux acteurs et/ou par des conversions progressives et réalistes.



8- Privilégier les approvisionnements et la distribution de proximité ;  dans le cadre  des échanges commerciaux qui favorisent une société respectueuse de l’autre, de la vie de la planète et des générations futures.



9- Participer à l’émergence de méthodes et moyens alternatifs, d’économie sociale, solidaire et équitable, notamment au niveau financier.