Ce blog est le support de la "recherche action" menée par la Fédération nationale de l'agriculture biologique depuis 2011, par et pour les paysans bio, pour penser et proposer les modèles conceptuels d'une "nouvelle économie de l'AB" en action.

mardi 2 février 2016

Agriculture et rémunération des aménités, la bio sur une "ligne de crête"?

Le Conseil d'analyse économique (CAE) vient de publier une note (décembre 2015) intitulée "l'agriculture française à l'heure des choix". A partir d'un constat très clair, en résonance avec la crise actuelle, les auteurs plaident pour faire de la préservation du capital naturel un axe central de la politique agricole : "cibler plus directement la performance environnementale en remplaçant les aides indifférenciées et l’éco-conditionnalité par une rémunération des aménités, qui pourrait être différenciée géographiquement."

Ce renversement de paradigme pour la politique agricole s'exprime depuis le milieu des années 2000 au moins , il est porté notamment par un regroupement d'économistes européens en 2013 au moment de la négociation de la PAC actuelle (2014-2020).

On y retrouve par exemple la position d'un des auteurs de la note du CAE, Jean-Christophe Bureau qui avait publié en 2008 pour l’organisation Notre Europe, une position prospective ambitieuse centrée sur l'idée que les fonds publics doivent financer des biens publics. Cette vision d'économique publique de la PAC rejoint un certain nombre de mobilisations sectorielles (dont celle des acteurs de la bio) ou sociétales (ONG etc.) d'actualité. A la demande du sénateur Joël Labbé, une lettre de mission du ministre de l'agriculture de la fin janvier 2016 appelle l'INRA et l'ITAB à collaborer pour travailler sur les ressources mobilisables ou à mobiliser pour objectiver ces aménités de la bio, et envisager ainsi leur rémunération publique. Certaines voix s’élèvent pourtant pour mettre en garde contre une vision économiciste qui monétariserait la production des biens communs dans une vision de marché difficilement contrôlable.

Le capital naturel pour préserver la compétitivité de l'appareil de production agricole

Les auteurs de la note du CAE considèrent que pour l'avenir de la compétitivité, "la politique agricole française doit se préoccuper davantage de préserver son potentiel de production. dans une optique de long terme, c'est la dégradation du capital naturel qui nous semble la plus alarmante." (p.9). Ils récusent ainsi toute idée de "pause environnementale" réclamée par la profession agricole l'été 2015 et encore récemment par la voix de la branche céréalière (ORAMA). Pas étonnant dès lors de constater avec eux que ce changement de paradigme ("ce sont les aménités qui doivent être rémunérées et pas les agriculteurs") bénéficierait aux plus petites fermes justifiant notamment de productions extensives et riches en emploi. Dans un premier temps, les aides du 2ème pilier devraient être ciblées sur le paiement des services "verts" et "bleus" (dont la gestion de l'eau)et, à plus long terme, les aides du 1er pilier pourraient être remplacées elles aussi par les paiements pour services environnementaux. Alors, l'agriculture biologique partout? Les auteurs - dans une vision économique de la compétitivité "coûts" - se distinguent nettement des approches environnementalistes en se positionnant pour "l'innovation" du numérique et des biotechnonologies, dans la logique notamment du récent rapport sur l'innovation commandé par le ministre de l'agriculture (Agriculture-Innovation 2015). On est bien là dans une vision mondialisée de l’agriculture où la compétitivité française, si elle ne peut plus jouer sur les surfaces et les intrants, se singularise par sa haute technologie (un marché en soi: brevets, recherche et développement, robots etc.).

Ce concept économique d'externalité, inscrit dans la science économique dominante, est aujourd'hui largement repris et utilisé par les défenseurs de l'environnement. On peut ainsi citer une conférence sur le vrai coût de l'alimentaire aux Etats-Unis mi-avril 2016 qui travaillera précisément sur les externalités du système agro-alimentaire. Aujourd'hui, commente Patrick Holden pour la fondation organisatrice (et éleveur bio), malgré les très nombreuses voix qui appellent le changement, il semble pour le milieux des affaires qu'il soit préférable de ne rien changer. On ne s'étonnera donc pas de retrouver les concepts de la science économique environnementale au cœur de la conférence (Policy, economic, regulatory, risk-based investment and market mechanisms for enabling change).

Un marché enfin efficient? Limites des externalités et enjeu de gouvernance des biens communs

Dans un récent article pour l'Institut Veblen, Christophe Alliot, rappelle l'enjeu de ces approches sur les externalités : "Les critiques concernent en premier lieu le postulat qui sous-tend ces initiatives (...) et qui présente les externalités comme de simples défaillances du système économique : il suffirait de les réintégrer dans la sphère économique pour que tout rentre dans l’ordre." Il souligne que des dégradations irréversibles sont par nature difficilement compensables et que les calculs des externalités négatives et positives peuvent parfois dire une chose et son contraire (cf. les contentieux sur le chiffrage du projet d'aéroport de Notre Dame des Landes). Nous savons en effet qu’être en bio sur une zone de captage prioritaire peut éviter jusqu’à 2 000 € à l’hectare en coûts de dépollution pour la collectivité, mais au-delà de ces zones, comment peut-on objectiver ces aménités sur les sols, l’air, la biodiversité, etc. ? Le travail de l'INRA et de l'ITAB devrait apporter de nouvelles réponses dans les mois qui viennent, seront-elles suffisantes?

La FNAB avait d'ailleurs entendu, dans sa recherche action sur la "nouvelle économie bio" en 2012, Julien Milanési, économiste critique sur cette notion (voir ci-dessous). Il reprend l'argument de la difficulté de mesure des externalités et de leur monétarisation qui le rendrait inopéralisable. Le risque est fort, selon lui, que les solutions issues du concept (monétarisation des techniques etc.) viennent contredire les valeurs défendues (l'environnement comme bien commun non marchandisables).



Devrions-nous abandonner la réflexion sur les externalités au risque  d'un déni des "vrais coûts" de notre système agro-alimentaire par exemple? et donc de l'alternative que représente la bio sur une large échelle?

Christophe Alliot préfère s'en référer au concept de "coûts sociétaux" de l'allemand Kapp en ce qu'il explique explique "que les coûts sociétaux ne sont pas des « défaillances ponctuelles » mais des effets inhérents à notre système économique." La démonstration a ainsi été faite d'une manière comparative sur la filière laitière conventionnelle, montrant "que pour générer un euro de chiffre d’affaires, la filière lait engendre 0,28 euros de coûts sociétaux (0,18 pour la filière bio et 0,10 les filières d’appellation d’origine contrôlée). " (voir sur le site du Basic, cf. post précédent). Au final, Christophe Alliot et l'institut Veblen en appelle à une démarche citoyenne et démocratique de mesure des "couts sociétaux": "Nous souhaitons désormais co-construire avec d’autres partenaires issus de la société civile un observatoire des coûts sociétaux, dont l’objectif serait de tracer collectivement une ligne de crête, entre le refus de comptabiliser les coûts liés aux impacts environnementaux et sociaux, et la monétarisation à tout crin et de toutes choses."

Pour Julien Milanésy, ce concept a tout de même une pertinence pour la bio dès lors que l'on pense les "interdépendances non marchandes" pour la ferme bio par exemple, avec l'environnement, avec la société, à partir de ressources considérées comme des "communs". En finir avec la "virtuosité calculatoire", mais se placer dans une logique de construction institutionnelle de ces biens communs. On en mesure en effet toute la force dans le cadre du dialogue territorial expérimenté par les élus sur les expérimentations de site à enjeux "eau" travaillées par le réseau FNAB. On est bien là sur des projets alimentaires territorialisés qui considèrent l'alimentation, le système de production, les ressources naturelles comme "communs" (voir le document ci-contre: "L’agriculture biologique, de la plus-value économique à un projet de territoire d’intérêt général").

On retrouve la conclusion des auteurs de "Commun" (La découverte, 2014), Pierre Dardot et Christian Laval, qui soulignent qu'on ne peut s'en remettre à la seule "spontanéité créatrice de la société", et qu'il faut considérer que "le commun est une construction politique, mieux : une institution de la politique à l'heure des dangers qui menacent l'humanité."

Il est bien question de démocratie, de règles de justice que les sociétés se donnent et auxquelles elles consentent. On voit bien aujourd'hui que ces régimes de légalité (normes environnementales en particulier, projets d'aménagement) sont bien au cœur de la contestation de l'action publique en matière agri-environnementale, qu'elle soit dans la limitation de la pression sur l'environnement (ex. mise en œuvre du plan Ecophyto 2) ou, à l'inverse, de la priorité donnée à l'activité économique industrielle (Notre Dame des Landes). Pour que les choses changent vraiment, il semble évident que ce basculement de paradigme dans la façon de compter ce qui compte aille de pair avec un "révolution" dans l'ordre du politique qui concerne autant les Etats, les pouvoirs publics que les citoyens engagés. En tant qu'acteurs économiques inscrits dans un marché agro-alimentaire aux enjeux de politiques redistributives énormes et acteurs citoyens impliqués dans la construction d'un autre projet de société, les producteurs bio organisés sont bien sur cette "ligne de crête" de la problématique des externalités.